Chez CITY Linked, nous défendons l’idée que créer la ville autrement, c’est notamment mieux penser en amont comment l’aménager pour tous et toutes.
Il y a quelques mois, une étude menée pour Grand Paris Aménagement sur la prise en compte du genre dans l’aménagement, nous a conduits à échanger avec différents acteurs et actrices pour les faire parler de leurs approches et de leurs projets.
Nous avons ainsi rencontré Julia Goula Mejón, Urbaniste et architecte d’Equal Saree (Espagne). Equal Saree est une agence d’architecture basée à Barcelone en Espagne. L’agence mène des projets à la croisée de la recherche, de la formation et de l’action sociale. Les 3 fondatrices y défendent un urbanisme et une architecture féministes. Elles prêtent également une attention toute particulière à l’enfance. Elles ont notamment étudié l’usage de l’espace au cours de l’enfance et élaboré une méthodologie d’analyse et d’intervention pour l’égalité de genre dans les espaces de jeux. Dans ce cadre, elles réalisent, en 2014-2015, le réaménagement de la Plaça d’en Baró à Santa Coloma de Gramenet en Espagne.
– Julia, vous semblez avoir 2 spécialités au sein de l’agence : l’approche genre mais aussi l’approche de l’enfance. Pourquoi avoir développé ces 2 approches ?
” Depuis longtemps, les urbanistes et architectes féministes revendiquent le fait que les espaces urbains ne sont pas neutres mais sont bien le reflet de valeurs et de croyances de la société qui planifie, construit, gère et habite ces mêmes espaces urbains. Traditionnellement, l’expérience des femmes n’a pas été prise en compte dans le dessin de nos territoires et de nos espaces urbains. Ces derniers ont été pensés pour répondre à la sphère productive, oubliant les autres sphères de nos vies (reproductive, personnelle et communautaire). Depuis, l’urbanisme féministe travaille pour mettre au cœur de la conception urbaine l’expérience des gens (une expérience qui intègre les quatre sphères de la vie), tout en préservant l’idée qu’elle n’est pas universelle et qu’il y a de multiples facteurs qui conditionnent notre manière de vivre : le genre, l’âge, les conditions physiques, économiques et sociales, etc. Or, le dessin de notre environnement affecte notre manière de vivre et de créer du lien et le dessin de ces espaces peut conduire à (re)produire des inégalités ou, au contraire, participer à les réduire. La première étape vers le changement est donc de prendre conscience et de visibiliser ces inégalités. Pour cela, il est essentiel d’analyser les espaces dans une perspective de genre pour démasquer toutes les inégalités que nos territoires construits génèrent.
La perspective de l’enfance n’a pas non plus été prise en compte dans le dessin des villes dans lesquelles nous vivons. Mettre l’enfance au centre des réflexions bénéficie aussi au reste de la société étant donné que sa condition de dépendance le fait constamment interagir avec les autres groupes de la population. Penser l’amélioration de la qualité de vie des enfants c’est aussi penser l’amélioration de la qualité de vie des personnes de leur environnement, en premier lieu celles qui s’en occupent. Or il se trouve que celles qui s’en occupent sont souvent des femmes. “
– Pouvez-vous nous expliquer la genèse du projet de la Plaça d’en Baró ?
” Santa Coloma de Gramenet est l’une des villes les plus pauvres de la province de Barcelone. La ville s’est fortement développée, à partir des années 50-70, avec les importantes migrations d’Espagnols venus en Catalogne pour chercher du travail. C’est une ville qui s’est développée avec de l’auto-construction. Du fait de cette histoire, c’est une ville avec une très forte cohésion sociale. Mais à cause de ce mode d’urbanisation sans planification, l’espace public y est plus rare bien que son usage soit très intense.
En 2016, la mairie de Santa Coloma de Gramenet s’est lancée dans un projet de quartier piéton, suivant le principe des Superblocks de Barcelone mais adapté à la ville. Le réaménagement de la Plaça d’en Baró s’inscrit dans ce projet. C’était une place très refermée sur elle-même : elle était entourée de murs et il y avait des entrées ponctuelles et étroites. Elle générait un fort sentiment d’insécurité car, depuis la rue, on ne voyait pas ce qu’il y avait dedans, et depuis la place, on ne voyait pas ce qu’il y avait dans la rue. Il y avait beaucoup d’arbres, et c’est très bien car nous avons pu en conserver plusieurs et en replanter d’autres. Malgré tout, la place était grise : ce n’était que du béton. Il n’y avait que des bancs, et il n’y avait rien à faire d’autres. Dans une ville où il y a très peu d’espaces publics, c’était très dommageable pour la mairie d’avoir une place sans usage. Donc en 2016, elle nous a contactées pour travailler sur le projet de réaménagement de la Plaça d’en Baró. “
– Pour ce projet, la mairie a donc fait le choix d’une approche genre, c’était une première ?
” La mairie de Santa Coloma connaissait déjà notre travail. C’est une mairie qui a très envie de repenser l’espace public avec un regard féministe. Ils ont d’ailleurs fait plusieurs interventions dans l’espace public. Ils ont notamment modifié les feux piétons pour qu’ils représentent toujours deux personnes : parfois ce sont deux personnes avec une jupe, parfois ce sont deux personnes avec des pantalons, parfois ce sont deux personnes dont une avec une jupe et une avec un pantalon.
Le point fort de ce projet, c’est qu’il était porté à la fois par le département d’urbanisme, le département d’éducation et le département d’égalité. L’idée c’était de transformer la place, avec la participation des enfants et en intégrant l’approche du genre dans le projet. “
– Ce projet est donc un projet participatif. Comment s’est déroulé le processus de transformation de la place ?
” Au début, la mairie nous a contactées pour un diagnostic de l’espace avec les enfants du quartier. Nous avons donc organisé des ateliers participatifs sur la place. Nous avons placé des affiches dans l’espace public, aux abords de l’école, etc pour inviter avec les habitants du quartier, particulièrement les enfants mais aussi les adultes qui les accompagnaient, à venir partager leur expérience vécue de la place. Nous avons pu travailler avec 52 personnes dont 13 femmes, 7 hommes, et 32 enfants dont 12 filles et 20 garçons.
Nous avons organisé 2 sessions d’ateliers sur la place. Une première session a permis de présenter le projet de réaménagement de la place et du déroulement du processus participatif qui allait être mis en place. Nous avons ensuite échangé sur les usages actuels de la place, ses points forts et les points faibles. Nous avons également recueilli les besoins et les désirs des enfants et avons échangé ensemble autour de nouveaux usages à proposer. Nous avons également veillé à prendre en compte les besoins des accompagnateurs des enfants. Une deuxième session a ensuite été organisée pour décider de l’emplacement des nouveaux usages proposés à partir d’une maquette. Ce premier travail a permis de confirmer l’intérêt d’un travail sur cette place et la mairie nous a donc demandé de poursuivre le travail de participation auprès de l’école du quartier.
Nous avons donc co-construit la place avec les enfants de l’école Torre Balldovina. Nous avons travaillé avec les CM2, en petit groupe afin que chacun puisse s’exprimer : 3 sessions d’atelier par classe ont été organisées. La première a eu pour objet la réflexion sur l’espace urbain “place” : ses possibles usages, la diversité de ses usagers et sa convivialité. Lors de la deuxième et troisième session, chaque groupe de travail a développé sa proposition en travaillant sur les revêtements de sol, le genre de jeux, la végétation, les couleurs, les odeurs. Une dernière session de clôture a permis aux élèves de présenter leurs propositions à la mairie de Santa Coloma de Gramenet.
A partir des idées issues de tous ces ateliers, nous avons réalisé une première esquisse. Puis nous sommes revenues à l’école pour la partager avec les enfants. Ils nous ont adressé plein de questions et des remarques qui nous ont finalement permis d’achever le projet.
Au-delà du projet architectural, le projet a été un processus éducatif qui a donné des outils aux enfants de l’école Torre Balldovina et du quartier voisin, ainsi qu’aux adultes de leur environnement, pour analyser leur environnement quotidien et proposer des améliorations dans l’espace public. “
– Comment se présente désormais la place et qu’avez-vous tiré de la participation des enfants ?
” Nous avons tiré des grands principes et des envies. Par exemple « Nous voulons un espace avec plus de couleurs, avec des arbres en fleur » ou « Nous souhaitons dessiner 3 espaces différents de jeu”. Et nous, de notre côté nous avons apporté l’approche genre à la réflexion sur l’espace. L’idée, et c’est pareil dans les cours d’école, c’est, d’une part, de diversifier les options de jeu et ne pas introduire des jeux stéréotypés. Ensuite nous prêtons attention à ne pas créer des hiérarchies dans les espaces. Ce qu’il se passe quand on observe les cours d’école c’est qu’il a un espace central, souvent occupé par les activités des garçons et des espaces périphériques où se tiennent les activités des filles. A la Plaça d’en Baró, on a donc privilégié des espaces de jeux multifonctionnels : un espace en béton où on peut patiner, courir, danser, jouer au ballon ; un autre espace de jeu avec du sable et des structures de jeux classiques non-stéréotypées pour grimper, etc ; un troisième espace avec des plateformes de bois pour lire, s’asseoir avec la famille, etc ; et enfin une zone artistique avec une œuvre d’une artiste française (Perine Honoré) et un espace pour dessiner sur le mur.
Nous avons aussi voulu donner de l’importante aux personnes qui s’occupent des enfants. Alors on a veillé à mettre des espaces de bancs très centraux et nous les avons orientés de façon différente pour que le soleil arrive en hiver, en été. C’était aussi une manière de rendre visibles ces personnes qui s’occupent des enfants et qui sont souvent des femmes. L’enjeu de la visibilité et de la légitimité des femmes à être dans l’espace public, c’est un sujet de féminisme fort.
Nous avons aussi travaillé sur le sentiment de sécurité de la place. Pour favoriser ce sentiment nous avons fortement ouvert la place sur la rue et nous avons travaillé sur sa mise en lumière afin qu’il n’y ait pas de recoins. “
– La place a été inaugurée en aout 2019, qu’avez-vous pu observer ou avoir comme retours depuis ?
” Nous avons vu des choses très positives. La place est beaucoup utilisée et par des gens très différents. Nous avons observé des jeux partagés entre filles et garçons et même observé des jeux partagés entre adultes et enfants. C’est comme un espace de tranquillité, et un espace mixte plus que dans d’autres espaces. Mais ce sont des observations intuitives et pas « scientifiques ». Nous sommes actuellement en train de faire l’évaluation du projet.”
– Avez-vous eu des retours des enfants qui avaient participé à la démarche ?
” La BBC a fait un reportage sur le projet et nous nous sommes retrouvées à cette occasion avec les enfants. Mais les enfants sont devenus des adolescents. Pour autant ils semblaient très contents de l’espace, notamment avec les plateformes qui sont peut-être plus propices aux adolescents pour se retrouver, etc. Mais nous n’avons pas eu l’occasion d’avoir d’autres retours car ils sont au collège maintenant et sont tous séparés. “
– Pour vous quels sont les leviers pour la création d’espaces plus inclusifs ?
” Sur ce projet nous aurions aimé faire plus et nous avons finalement fait un projet qui fonctionne mais qui reste assez basique car nous avions un budget assez bas de 250 000 euros pour le réaménagement. L’approche genre dans l’urbanisme est un sujet relativement nouveau dans les administrations publiques. Le prix de construction d’un projet avec une telle approche n’est pas plus élevé que dans le cas d’un projet plus classique, mais ce qui va faire augmenter le prix ce sont les démarches de participation. Mais je pense qu’il faut investir dans la participation. Nous l’avons vu avec ce projet, la participation a permis une très forte acceptation du réaménagement de la place. Les enfants qui ont participé au projet expliquaient aux familles, les familles expliquaient aux amis. A Santa Coloma il y a un usage très intense de l’espace public, et il y a pas mal d’incivisme. Mais du fait de la participation avec les enfants du quartier, il semble l’appropriation de l’espace soit plutôt positif et que le lieu soit respecté. Quoi qu’il en soit, je crois qu’il faut faire un exercice très important de communication et de sensibilisation, notamment sur les sujets de genre : expliquer ce qui est en train de se passer, expliquer le nouveau regard, etc. L’espace ne va pas changer un problème structurel de société mais il peut aider à l’améliorer. “
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Pour en savoir plus :
Retrouvez le site de l’agence Equalsaree
Retrouvez la présentation du projet Place d’en Baro primé par le prix d’architecture FAD en 2020