Jean-Yves Chapuis est avant tout un passionné de la ville et de l’urbanisme, qui a participé à l’aménagement de la ville de Rennes ces quarante dernières années. Alors adjoint à l’urbanisme de la ville de Rennes dès 1983, puis vice-président chargé des formes urbaines de la Métropole de Rennes, Jean-Yves Chapuis a, tour à tour, pensé l’aménagement de la ville-centre, mais aussi de son territoire environnant. Tour à tour ? Plutôt de manière concomitante et cette dynamique s’est affirmée au travers du concept de « ville archipel » qu’il a développé pour la Métropole rennaise. Aussi, nous avons pu échanger sur « l’habité » et sur les difficultés, aujourd’hui, à construire face à un ensemble d’injonctions contradictoires, à l’exemple de « construire plus, mieux, plus abordable, sans s’étendre et sans densifier ». Retour sur cet entretien qui soulève l’importance de recréer un récit de territoire, fondé sur une culture urbaine partagée.
Pourquoi la question de la densité fait-elle tant débat aujourd’hui ? Comment expliquer la « frilosité » de certains élus à construire sur le territoire ?
On ne sait plus comment parler de la ville et qui la fait ville : les maires, les architectes, les promoteurs, les ingénieurs ? On observe que les professionnels, les élus, les chercheurs ont des difficultés à définir les termes de la ville (ville « créative », « frugale », « libérale », « invisible », « éparpillée »…) ; mais aussi que le champ de la ville se replie vers plus de technicité (modes de construction, développement durable…) et que les citoyens se mobilisent et sont visibles lorsqu’ils sont « contre » les projets.
Ensuite, il est de bon ton d’opposer les métropoles au péri-urbain. Avec la pandémie, la ville est encore plus devenue synonyme « d’excès », de trop grand, trop polluée… Il existe un « éternel débat » sur la densité qui voudrait que, d’un côté, la ville serait trop dense, créant des sentiments d’insécurité, d’angoisse, nuisant à la qualité de la vie… ; de l’autre, que la « France périphérique » serait un espace en perte de vitesse, délaissé… Or, le péri-urbain est très divers et ne signifie pas une réalité mais plusieurs. C’est une erreur fondamentale d’opposer ces espaces alors que les citoyens vivent sur plusieurs territoires.
Il faut se demander donc : quel est le récit sur la ville ? Comment les élus expliquent ce qu’ils souhaitent faire ? Nous sommes entrés dans un monde de défiance et la peur de l’autre s’exprime en partie par la densité, associée à une ville « déshumanisée ». Les élus n’échangent pas avec les citoyens sur la notion « d’habiter la ville, comment et pourquoi ? » mais sur des éléments de programmation, à partir et sur les projets. Ils demandent alors aux citoyens ce qu’ils veulent ou bien ils font des documents que personne ne lit (Plan Local d’Urbanisme (PLU), Plan Local d’Urbanisme Intercommunal (PLUi), Plan Local de l’Habitat (PLH), Schéma de Cohérence Territoriale (SCOT)…). Or, on n’habite pas un PLU ou PLH mais une rue, un quartier, une ambiance… Sans faire parler les citoyens de leur vie, l’organisation de l’action publique s’en éloigne.
Comment, alors, concilier des injonctions, parfois contradictoires, de « construire plus mais à la fois sans s’étaler et sans densifier » ?
Revenons sur la notion de « ville archipel », qui est née avec Philippe Tourtelier, alors premier vice-président de l’agglomération de Rennes, et moi-même vice-président chargé des formes urbaines. La ville archipel a pu apparaître comme un concept « anti-ville » si l’on peut le dire, car il a anticipé le rapport complémentaire « ville-campagne » en promouvant une économie « humano-centrée ». La « ville archipel » consiste à interroger comment aménager le territoire rennais, tout en respectant le fonctionnement et la singularité des communes de la métropole rennaise. Par ailleurs, Rennes ne connaissait pas de phénomène de banlieue : une ceinture verte la séparait des villes de chaque côté. Cette ceinture verte était alors comme un « cordon sanitaire » dans « l’habité » de la Métropole, le cœur de l’agglomération étant la seule ville à proposer des logements sociaux. On quittait alors la ville pour aller dans les communes alentours, de la future métropole, quand on pouvait acheter un terrain et construire une maison. Il faut dire que l’ascenseur social jouait à plein à cette époque.
Edmond Hervé (maire de Rennes de 1977 à 2008) voyant que le PLH était voté à la quasi-unanimité, mais pas appliqué, proposa de le spatialiser et de réaliser une gamme de logements, du logement locatif social à l’accession libre sur toutes les communes de la Métropole. Cela a rendu possible de pouvoir rester dans sa commune et avoir des parcours résidentiels : sur la métropole rennaise, depuis une vingtaine d’années, les habitants changent de logement et souvent dans leur commune. Le travail mené sur les formes urbaines a permis de développer des logements très différents, de la maison individuelle au petit collectif, suivant l’âge des gens, leur situation personnelle et la demande sociale dans toutes les communes.
Plus encore, le travail sur les formes urbaines a permis de diversifier les logements, à la fois dans le cœur d’agglomération mais aussi en première et deuxième couronnes rennaises, là où l’étalement pavillonnaire se fait habituellement en creux d’une action de la part d’une maîtrise d’ouvrage urbaine publique. En parallèle, 78% du territoire de la métropole rennaise a été sanctuarisé pour la nature et l’agriculture et les hectares dédiés à l’urbanisation ont été réduits en travaillant sur les modes de vie. La ville archipel comprend des pans de ville et des pans de nature agricole, forestière… autour de plusieurs polarités et favorise une mixité sociale, en plus de spatiale.
Quels seraient les leviers pour repenser la densité et ouvrir le débat autour de la fabrication de la ville ?
Je ne parle jamais de « densité » ou « d’étalement urbain » mais de modes de vie : j’écoute les citoyens parler de leur manière d’habiter la ville. On s’aperçoit qu’ils sont toujours dans de l’intensité urbaine car ils souhaitent avoir accès à des services de la vie sociale le plus proche de leur logement. Je ne parle jamais de crise non plus, dans le sens où nous passons d’une société sédentarisée à une société de la mobilité.
Il faut, alors, permettre aux gens de bien naître, bien être et bien mourir. Nous connaissons une mutation de la société très forte qui nous renvoie à des questions anthropologiques : nous nous situons dans un changement civilisationnel dans notre rapport à l’incertitude. L’incertitude peut être dans notre propre finitude ; dans le monde dans lequel nous vivons et l’acceptabilité du progrès face au réchauffement climatique ; dans les territoires et leurs organisations au regard des « mobilités plurielles ».
Le premier levier qui peut être mobilisé consiste, face à ces incertitudes, à être dans une approche stratégique de la ville. S’opposant au programme, la stratégie de la ville implique de partir des éléments de compréhension de chaque territoire et d’en modifier les actions en fonction des informations.
« Il s’agirait de développer une logique opérationnelle fondée sur une analyse sociétale et avec un récit de territoire. »
Le deuxième levier, alors, est de se forger une culture urbaine et de s’interroger sur la notion d’habiter, qui va plus loin que « construire ». Les urbanistes sont à même de se saisir des forces locales et doivent travailler dans cette complexité du « mental de la ville ». La maîtrise d’ouvrage urbaine oblige chaque métier à travailler, non seulement ensemble, mais aussi de manière horizontale, et à accepter que la compétence de l’un interroge et augmente à la fois, votre propre connaissance.
Cela passe par une culture qu’il faut organiser : faire venir des chercheurs et des professionnels qui nourrissent les idées des élus et des services pour doter la maîtrise d’ouvrage urbaine de réflexions pour aller au-delà de nos certitudes protectrices ; apprendre à se déloger et accepter de vivre dans l’intranquillité pour toujours s’étonner et trouver de nouvelles solutions à des problèmes sans cesse renouvelés.
Or, la maîtrise d’ouvrage urbaine et publique tend à disparaître aujourd’hui, devant la multiplicité des délégations d’élus qui suivent l’urbanisme. Faire de l’urbanisme se réduit à produire des documents de planification qui ne traduisent pas des « manières d’habiter », et à demander aux citoyens ce qu’ils veulent en les promouvant des experts de la ville. Or, les citoyens sont des usagers de la ville, ce n’est pas la même chose. L’élu doit décider et décider c’est accepter, sauf cas rare, que tout le monde ne soit pas d’accord.
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Pour aller plus loin sur les notions abordées dans l’entretien :
- Jean-Yves Chapuis, Rennes la ville archipel, L’Aube, 2013
- Christophe Guilluy, La France Périphérique, Flammarion, 2015
- Pierre Veltz, L’économie du désirable. Sortir du monde thermo-fossile, La République des idées, 2021
- Jean-Marc Offner, Anachronismes urbains, Presses de Sciences Po, 2020
Cette retranscription repose sur trois apports principaux :
- L’échange avec Jean-Yves Chapuis, en avril 2021, au sujet des changements civilisationnels que nous devons intégrés, en tant qu’ « urbanistes », pour retrouver une maitrise d’ouvrage urbaine
- Une visite urbaine avec Jean-Yves Chapuis, en mai 2021, sur la compréhension sensible de la ville archipel
- Les propos de Jean-Yves Chapuis dans le cadre de l’émission Nouvel(le) R, produite par TVR, animée par Aurélie Crété et diffusée le 24/04.