Les terrils jumeaux de Loos-en-Gohelle © Flickr Olibac CC BY 2.0

Une ville à gouverner ?

Introduite il y a bientôt quinze ans, la smart city trace sa route dans la fabrique urbaine. Mais le chemin est sinueux : la difficulté de son déploiement technologique, le manque d’encadrement juridique des questions qu’elle pose et le faible engouement des français à son égard, sont autant de barrières aux avancées de la smart city. Retour sur ses dernières percées en date.

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Lorsque la Fondation Clinton a donné le coup d’envoi de la course à la smart-city en 2005, les programmes de développement de réseaux numériques et télécoms ont fleuri en Amérique du Nord. Rapidement, la notion de smart city a été placée sous le signe de l’ingénierie. Capteurs, données, réseaux, sont devenus les alliés incontournables de cette « ville du futur ». Pourtant, la vision collective de celle que l’on traduit comme la « ville intelligente » a connu un tournant majeur ces dernières années.

Technicisme et humanisme, les deux intelligences de la smart-city

Dans le champ de l’urbain, la traduction anglais-français a ses limites, et la smart-city ne fait pas exception. Les résultats de recherche Google des différentes traductions de la smart city constituent un bon indicateur pour comprendre où en est notre vision de la notion : la ville intelligente (12,3 millions de résultats) arrive loin derrière la ville connectée (16,1 millions), la ville digitale (28,8 millions) et l’incontournable ville numérique (203 millions). Aujourd’hui, la « smart city » est prise en tenaille entre une intelligence techniciste, poussée par la logique servicielle des acteurs privés, et une logique humaniste, qui met le numérique au service du « mieux-gouverner ».

La plupart des acteurs de la ville (et d’autres secteurs) sont restés calqués sur l’imaginaire d’une smart-city numérique, digitale, connectée, où la vie urbaine est intrinsèquement liée à l’usage de nouvelles technologies. Il faut en convenir, les champs d’application du numérique dans l’urbain sont multiples : la mobilité (proposition d’itinéraires routiers non encombrés, fléchage des places de parking libres aux conducteurs, mise en relation des covoitureurs et des covoiturés), le bâtiment (utilisation de « smart grids » ajustant la consommation d’énergie), ou encore la gestion des déchets (optimisation des tracés et fréquences de ramassage, télégestion des taux de remplissage des bornes d’apport) ne sont que quelques exemples de domaines où le numérique peut contribuer à l’efficacité ambiante. La ville connectée est avant tout le lieu où le progrès technique est une condition d’accès au progrès sociétal. Et à l’heure où la ville se fait de plus en plus servicielle, la face connectée de la smart-city devient pervasive dans notre quotidien.

« Sciences sans conscience n’est que ruine de l’âme » nous disait F. Rabelais : alors que certains prêtent à la smart-city une intelligence exclusivement technique, d’autres aimeraient que cette intelligence soit d’abord citoyenne, et vectrice de solutions de gouvernance urbaine. Le champ de la ville « humainement » intelligente s’est étoffé ces dernières années : on y découvre une technique au service de la collectivité, employée pour répondre à nos problèmes de gouvernance urbaine. Les initiatives de budget participatif de Paris (rendu possible par les plateformes), ou de délibération citoyenne « Betri Reykjavik » en Islande (dans la même veine) s’inscrivent dans cette mouvance. On peut également faire tomber sous cette définition de la ville intelligente, les courants de FabCity et de DIY, auxquels répondent quelque part les initiatives de d’urbanisme transitoire et de programmation participative.

La smart-city a surtout avancé dans son déploiement technologique

Sans surprise, c’est dans le domaine technologique que la smart-city a fait le plus d’avancées ces dernières années. Dans cette perspective, la ville se connecte, se numérise, et ses usagers entretiennent une relation de quasi-dépendance vis-à-vis du « smart » – notamment de leur smart phone.

Le free floating a focalisé beaucoup d’attention depuis un an : les trottinettes en libre-service proposées par les opérateurs sont une émanation assez directe de la smart-city. En réalité, le fonctionnement de tout le système est dépendant des réseaux numériques : les applications liant les engins à leurs utilisateurs ont facilité tout un lot de procédés jusque-là difficiles à mettre en œuvre sans réseau. Aurait-on sérieusement pu proposer un service de trottinettes à la demande, en les laissant dans la rue, sans moyen de les localiser en dehors de notre champ de vision et avec un paiement sur place… soit sur la trottinette ? Le « phénomène trottinettes » est une fable de la smart city : rendu possible par internet, « servicialisé » par des sociétés privées, utilisé par la multitude, investissant une zone grise de la législation sur l’utilisation de l’espace public.

L’autre avancée majeure de la smart-city réside dans la fulgurante connexion des réseaux d’infrastructure. Ça ne vous dit rien ? Votre compteur Linky en est pourtant la manifestation assez tangible ! Lorsqu’elle ne déploie pas de nouveaux services (comme les vélos et trottinettes en libre-service), la ville connectée optimise notre utilisation des réseaux existants. Les opérateurs de service (publics comme privés) modernisent alors leurs infrastructures pour faire des économies à long terme. L’objectif est d’affiner la distribution des ressources (limitées) et d’ajuster le prix du service délivré à l’utilisateur. Mais ce déploiement technologique est avant tout permis par l’appropriation politique du sujet smart-city : car pour mettre en œuvre des réseaux intelligents, il fallait que la smart-city se trouve une gouvernance.

La smart-city commence à avoir une tête

Cela fait désormais plusieurs années que les grandes villes et les métropoles françaises sont à l’initiative d’expérimentations en matière de ville connectée. En 2019, on recense quelques 27 villes ou métropoles développant des services intelligents. Les services sont divers et variés : les plus répandus sont l’open data, le wifi linéaire public, les « smart grids », mais aussi les plateformes participatives ou encore l’éclairage public intelligent. Équipées de leur responsable smart-city, ces collectivités se positionnent comme des acteurs volontaristes de la smart-city, et encadrent le développement des acteurs privés de la smart-city sur leur territoire. Depuis 2016, la Métropole de Dijon organise ainsi sa stratégie de ville intelligente : elle a investi à ce titre plus de 100 millions d’euros dans un centre de contrôle de services publics unique et dont la gestion a été confiée pour 12 ans à un groupement d’opérateurs incluant Engie, Suez et Cap Gemini. « On Dijon » espère ainsi faire émerger la première « métropole intelligente » de France !

En 2016 également, l’EPT Plaine Commune nouait un partenariat avec l’association Ars Industrialis (présidée par Bernard Stiegler, fervent critique de la ville numérique) pour lancer une expérimentation citoyenne et sociale sur son territoire. Il s’agissait alors d’en faire le premier « territoire apprenant contributif » de France en testant la mise en œuvre d’une économie basée sur le revenu contributif, là même où le chômage pouvait alors atteindre 38% chez les moins de 25 ans. Ce n’était pas un galop d’essai pour le président d’Ars Industrialis, qui avait également participé à la mise en œuvre de la politique de ville intelligente de Loos-en-Gohelle où, comme il raconte, la Ville a mis en œuvre « un dispositif de capteurs de flux – de circulation, de température, de consommation – qui ne déclenchent pas de régulations automatisées gérées par des algorithmes… mais qui convoquent des réunions d’habitants et d’associations » ! Ces exemples nous montrent que la ville devient aussi intelligente par sa gouvernance, aidée par le (et non pas au service du) numérique.

Dans un autre registre, la Ville de Nice a inauguré en février 2019 l’utilisation de la reconnaissance faciale dans ses espaces publics, à l’occasion de 135e carnaval. Cette expérimentation, qui avait pour objectif de tester le dispositif technique à l’aide de volontaires participant à l’événement (5000 individus se sont prêtés à l’expérimentation), s’inscrit dans le programme municipal « SafeCity », qui vise à sécuriser la ville à l’aide de dispositifs technologiques, utilisant notamment le big data. Ils sont nombreux à dénoncer cette vision de la ville intelligente : la Quadrature du Net alarme sur cette « smart-city policière » via sa plateforme technopolice (dystopie de la technopolis). Car la surveillance dans les espaces publics lors de grands événements fait son chemin dans la tête des décideurs politiques : les JOP de Tokyo, en 2020, feront ainsi usage de la reconnaissance faciale pour fluidifier les contrôles aux abords des lieux sportifs. La question semble être à l’ordre du jour des JOP de Paris 2024, puisque lors de la leçon inaugurale de l’École Urbaine de Sciences Po en août dernier, Nicolas Ferrand (Président de la SOLIDEO), rappelait que la surveillance des espaces publics devait être pensée en conformité avec le droit français… alors maintenant que la smart-city se gouverne, sans doute faut-il lui trouver une éthique.

Pour une smart-city autrement intelligente

Ce tour d’horizon des avancées de la smart-city nous montre que le concept s’est décliné en plusieurs réalités. Côté ville connectée, l’usage des réseaux permet d’optimiser la gestion de la ville, surtout sur le plan de services : la déferlante des mobilités libre-service et la connexion des réseaux en sont les émanations les plus directes. Mais alors que cette ville techniciste se décline aussi sous des tournures sécuritaires, certaines collectivités tentent de donner à la smart-city un visage humain, comme à Plaine Commune et Loos-en-Gohelle.

Ces avancées en demi-teinte nous interpellent : nous voyons dans les évolutions servicielles, sécuritaires, et de gouvernance récentes un foisonnement d’intelligences à canaliser, pour ne pas perdre pieds dans la ville de demain. Chez CITY Linked, nous aimons faire la ville autrement. Tellement, qu’on en a même fait notre slogan. Alors si vous souhaitez vous aussi contribuer à l’émergence d’une smart-city autrement intelligente, notre porte vous est ouverte pour se rencontrer, se connaître et demain, travailler ensemble !

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Pour aller plus loin :

Le livre de Ben Green (en accès libre), sur l’intelligence nécessaire et (surtout) suffisante à donner à la smart-city si l’on veut mettre la technique au service de la ville : https://smartenoughcity.mitpress.mit.edu/

On vous conseille également la lecture de Gouverner la ville numérique, l’ouvrage d’A. Courmont et de P. Le Galès (payant, cette fois !) : https://www.puf.com/content/Gouverner_la_ville_num%C3%A9rique

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