Dans le cadre de notre série d’articles “Urbanisme sous confinement”, nous avons interviewé, le 9 avril dernier, Yves Crozet, économiste spécialisé dans les transports, membre du LAET[1] et auteur de nombreuses publications. Dans les circonstances particulières du confinement, nous souhaitions connaître son analyse de l’évolution de la mobilité, des politiques publiques associées et les enjeux du transport “post-Covid”.
– Comment êtes-vous venu à vous pencher sur les politiques publiques environnementales dans le domaine des transports ?
“Je me suis d’abord intéressé au calcul économique et à l’évaluation des projets de transport. Très vite, je me suis aperçu qu’ils ne pouvaient être appréhendés uniquement sous le prisme de l’économie. Par exemple, quand on a voulu appliquer les méthodes officielles pour évaluer les projets de tramway, on s’est aperçu que le calcul économique ne permettait pas de justifier de telles infrastructures. Il n’y avait aucun gain de temps par rapport aux bus et cela réduisait la capacité de la voirie pour les voitures. Si vous nous avions suivi le simple raisonnement économique, nous aurions dit qu’il ne fallait pas faire de tramway. Et pourtant beaucoup de villes ont choisi cette option et elles ont bien fait, non seulement parce que cela a réduit le trafic automobile, mais parce que le tramway est avant tout un levier pour transformer les centres-villes et reconstruire la ville sur elle-même.”
– En décembre dernier, la Loi d’Orientation des Mobilités a été promulguée. Qu’avez-vous à partager avec nous à ce sujet ?
“C’est une loi nécessaire, il fallait changer les choses. La dernière réglementation en matière de transport – la loi SRU – date presque de 20 ans. Cette loi est ambitieuse. Elle marque une mutation. La politique des transports devient une politique des mobilités. Les propositions d’ouverture des données et de la billettique, la possible entrée sur le marché des nouveaux services de mobilité et des nouveaux acteurs sont très innovantes. Cependant, elle a deux grands défauts : il n’y a pas de financement prévu pour ces innovations et cette loi ne permet pas de simplifier la gouvernance, les AOT[2] ne sont pas devenus des AOM[3]. Par exemple, à Paris, l’autorité organisatrice des transports collectifs – Ile-de-France Mobilité – n’est pas en charge des routes empruntées par les voitures, motos, vélos, qui sont pourtant des vecteurs importants de mobilités. Après les lois MAPTAM et NOTRe, le gouvernement n’a pas souhaité faire une réforme de plus pour mettre dans la même main transport collectif et route, comme à Oslo ou à Londres.”
– Vous parlez du passage d’une politique de transport à une politique de mobilité. Est-ce que la prochaine étape, c’est le passage à une politique de développement urbain ?
“Pour nous économistes des transports, la mobilité ce n’est pas seulement le déplacement, c’est le déplacement associé à une activité et une localisation. Une autorité organisatrice de la mobilité devrait réguler tous les types de déplacements – transports collectifs, taxis, routes… – mais aussi l’aménagement urbain – la localisation des logements, des bureaux, etc… – ce qui permettrait d’organiser la ville de façon plus cohérente. Une politique de mobilité revient à mettre fin à la dichotomie entre aménagement et transport, mais cette évolution prendra du temps pour des raisons institutionnelles et culturelles[4]. Plus généralement, cela pose la question de la gouvernance. La comparaison entre la métropole parisienne et celle de Londres est édifiante sur ce sujet. Une seule entité est en charge du Grand Londres avec un budget de plusieurs milliards de livres sterlings, c’est sans comparaison avec la Métropole du Grand Paris (MGP) dont le budget réel ne dépasse pas 50 millions d’euros. Les communes et intercommunalités ont conservé leurs prérogatives, et leurs budgets.”
– Quelles évolutions sont à venir ou souhaitées ?
“Le modèle des circulations douces – le vélo, la marche à pied, la trottinette… – en ville va se développer de plus en plus. Il n’y a qu’à regarder les débats pendant la campagne des municipales. Par exemple à Paris, alors que la fermeture des voies sur berges avait suscité tant de réactions politiques, aucun candidat n’a proposé leur réouverture. Néanmoins, l’augmentation de ces mobilités douces n’a qu’un impact extrêmement mineur sur les émissions de CO2. Le vélo est un enjeu urbain, pas un enjeu climatique.
En 2018, on a recensé chaque jour 400 000 déplacements en voiture internes à Paris mais plus de 8 millions dans la Grande Couronne. Pour ces derniers déplacements, le vélo peut difficilement devenir une option alternative. L’enjeu en termes de CO2 n’est pas sur les déplacements de centre-ville mais sur les avions, les camions, et les voitures rural-périurbain ou périurbain-urbain.
Concernant l’usage de la voiture, il y a des fortes disparités entre les régions. Si vous regardez la carte de l’Insee, autour de Lyon, les distances parcourues en voiture sont relativement modérées, contrairement à Rennes ou Toulouse où une forte proportion de salariés habite à plus de 25Km de son lieu de travail..”
“Pour agir, il est possible de mettre des cars express sur autoroute comme à Grenoble ou Madrid, de renforcer l’offre de transport en train (RER en périphérie). Il faudrait également taxer beaucoup plus la voiture en ville. Ses nuisances (bruit, pollution, congestion…) y impactent un grand nombre d’habitants, si l’on raisonne en hab./Km². Pour limiter ces effets négatifs, initialement, la LOM proposait l’installation de péages urbains. Mais cette mesure a été supprimée.
L’automobile a encore de beaux jours devant elle, d’autant que les spécialistes expliquent que le coût d’usage de la voiture va baisser par rapport au coût du train. Devra-t-on en venir à la « solution » pratiquée en Grande-Bretagne, à savoir une forte congestion routière ? La voiture est ainsi moins concurrentielle que le train en termes de vitesse. En France, les villes centres appliquent de plus en plus cette option pour décourager le recours à l’automobile. C’est politiquement plus simple à gérer que l’instauration d’un péage urbain.”
– Que pensez-vous du mouvement « flygskam » (la honte de prendre l’avion) ?
“Face à la menace du réchauffement climatique, la peur conduit à des recommandations morales. Mais la morale ne remplace pas les politiques publiques. Nos déplacements continuent de croître, parce que le pouvoir d’acheter de la mobilité ne cesse d’augmenter. Il ne faut pas s’étonner que la population prenne de plus en plus l’avion puisque c’est le mode le moins coûteux par passager-km alors que c’est aussi le plus rapide. C’est l’économie qui gouverne la demande. Si l’on souhaite être plus vertueux, il faut taxer le transport aérien. Il faut agir sur des leviers économiques. Néanmoins, ce qui va probablement changer dans les mois à venir, suite à l’épidémie de Covid 19, c’est la peur de prendre l’avion à laquelle s’ajoutera une baisse du pouvoir d’achat des ménages. Cela va durablement fragiliser le transport aérien, beaucoup plus que la honte de prendre l’avion.”
– La crise, est-elle une opportunité pour repenser nos pratiques ?
“Dans les prochaines semaines, mois… la population redoutera probablement de prendre les transports collectifs, d’autant que le prix des carburants a baissé. Ce sont deux paramètres qui vont favoriser la préférence pour des modes de transport individuels, et en particulier la voiture. Le co-voiturage aussi va souffrir de la distanciation sociale.
Il y a fort à parier que l’urgence climatique soit oubliée un certain temps au profit de l’urgence économique. Cependant, les politiques publiques ne vont pas abandonner tous leurs objectifs écologiques. Il fort probable, par exemple, que l’achat de véhicules électriques et hybrides continue à être fortement subventionné. La question reste néanmoins de savoir si les milliards de subventions destinés à engager la transition énergétique vont avoir un réel impact sur les émissions de CO2 “
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Note et références:
- [1] Laboratoire Aménagement Economie Transports (Unité mixte de recherche du CNRS)
- [2] Autorité organisatrice des transports
- [3] Autorité organisatrice de la mobilité
- [4] A Lyon, transport collectif et routes sont dans la même main, mais les services ont des difficultés à communiquer entre eux.
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Biographie :
Yves Crozet est économiste, spécialisé dans les transports. Il a été professeur à Lyon 2, Science-Po Lyon et a dirigé le LAET (Laboratoire Aménagement Économie Transports) de 1997 à 2008. Il a présidé les groupes de travail du programme interministériel de recherche et d’innovation dans les transports terrestres, les PREDIT 3 et 4 de 2001 à 2012. Puis, il a participé à la commission “Mobilité 21”, présidée par le député Philippe Duron en 2012, qui avait pour objectif de remettre à plat le schéma des infrastructures de transports terrestres. Il a également siégé au conseil d’administration au Réseau Ferré de France (2008-2012, puis au conseil des parties prenantes de SNCF-Réseau (2015-2019). Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages dont Hyper-mobilité et politiques publiques – Changer d’époque ? publié chez Economica, en 2016. Aujourd’hui à la retraite, il reste rattaché au LEAT et continue à s’investir dans les débats en participant à des think tank et en publiant des articles. Il est également maire de Saint-Germain-la-Montagne.