Une ville a aménager?

Dans notre dernier article en date sur la smart-city, nous vous avions présenté ses avancées technologiques et la maturation de sa gouvernance dans les municipalités françaises et étrangères. Si ces sujets conditionnent l’avancée de la smart-city, il fallait bien compléter ce point d’avancement en s’intéressant à la manière dont cette ville sort de terre… autrement dit, la manière dont cette ville s’aménage.

À travers un tour d’horizon des pratiques d’aménagement revendiquées « smart », CITY Linked vous brosse le portrait d’un « smart aménagement » balbutiant et, à l’image de la smart-city qu’il tente d’incarner, encore très hétéroclite.

Aménager la smart-city : deux écoles de pensée pour deux logiques de concrétisation

Depuis son institutionnalisation en 2005, la définition de la smart-city ne s’est jamais fixée, en balançant tantôt vers l’inflation technologiste de la ville connectée, tantôt vers la démocratie participative de la ville intelligente. Si l’on n’oublie pas les tentatives de synthèse de ces deux écoles de pensée, ce sont bien ces dernières qui donnent le ton des avancées de la smart-city… et qui conditionnent ainsi ses pratiques d’aménagement.

Ménager la gouvernance avant tout

Dans son acception de « ville intelligente », la smart-city ne s’aménage pas dans l’espace : elle reste avant tout une démarche à mettre en œuvre, qui passe par une transformation des institutions et des modèles d’organisation du pouvoir local – en particulier municipal. Le budget participatif de Paris, la plateforme de participation citoyenne « Betri Reykjavik » en Islande et autres dispositifs d’intégration des nouvelles attentes sociétales à la gouvernance locale concourent tous à la concrétisation d’une ville plus intelligente dans son administration du territoire.

Aménager la ville intelligente, c’est donc avant tout ménager la gouvernance locale au profit d’une implication citoyenne croissante dans les questions urbaines au sens large, qu’il s’agisse d’urbanisme ou de tout autre domaine administré par la collectivité locale. Alors certes, les aménageurs aussi ont leur rôle à jouer dans ce mouvement – notamment en mettant en place des dispositifs de consultation et de concertation élargis et toujours plus en amont dans le processus de projet – mais la fabrique de la ville intelligente reste dans le giron des politiques et politistes de tous bords, avant d’être le sujet des aménageurs urbains.

Aménager l’urbain pour augmenter sa performance

Au-delà des questions de gouvernance soulevées par le courant de la ville intelligente, la version connectée de la smart-city focalise les innovations sur l’efficacité et la performance des systèmes urbains. Cet effort exige de la part des villes le recours à des infrastructures et des réseaux d’un nouveau genre, intégrant des dispositifs de collecte de données et de connexion aux réseaux de télécommunication en place. À la fois coûteuses et associées à des travaux importants, ces infrastructures s’avèrent complexes à réaliser dans les villes existantes et justifient d’y recourir en extension urbaine, en dehors des centres anciens ou déjà trop complexes à revaloriser.

 

C’est par ce prétexte infrastructurel que sont nés, dans la dernière dizaine d’années, les projets de smart-city ex nihilo parmi les plus pharaoniques jamais envisagés. Fantasmes urbains des décideurs, architectes et ingénieurs de ce monde, villes nouvelles d’une nouvelle ère, les projets de ville connectée constituent les véritables villes « à aménager » au sens urbain du terme : ce sont les villes à faire sortir de terre.

Déclin et survie des projets de smart-city

Rien de mieux que quelques exemples pour montrer la grandeur (et la candeur ?) des projets de smart-city envisagés aux quatre coins du monde. De l’Asie à l’Amérique du Nord en passant par le Moyen Orient, la smart-city est un modèle urbain qui circule et marque pour l’instant plus les esprits… que les pratiques d’aménagement.

La smart-city du contrôle social chinois

Si le régime de la République Populaire de Chine a déjà fait ses preuves en matière de surveillance et de contrôle des individus, il s’est logiquement intéressé aux potentialités offertes par une ville connectée où les moindres faits et gestes des habitants sont collectés et analysés. Comme le montrent les travaux universitaires, la politique de la smart-city a largement essaimé en Chine, où les collectivités se saisissent de la compétence numérique dans un effort de rattrapage technologique (le concept et les outils de la smart-city y avaient initialement été apportés par IBM) et pourquoi pas de contrôle social.

 

La smart-city à la chinoise, en raison de son caractère quasi-exclusivement sécuritaire, requiert plutôt un aménagement de l’espace public, que de l’espace urbain tout entier. En effet, les démarches d’ingénierie sociale qui y sont développées nécessitent en priorité l’installation de caméras et de dispositifs de reconnaissance faciale dans un espace public dégagé, et l’installation de quelques kilomètres de réseaux de fibre optique supplémentaires. L’État a néanmoins lancé quelques chantiers de villes nouvelles à la sauce smart-city – comme Cloud Town avec Alibaba, mais il est encore difficile de définir les pratiques d’aménagement urbain spécifiques qui en découleront !

La smart-city du pétrole arabique

Smart-city phare dans la péninsule arabique, Masdar City devait être la ville de la performance énergétique et connectée. Ce projet, qui devait s’étendre sur 650 hectares en extension urbaine à l’est d’Abu Dhabi (aux Émirats Arabes Unis), a été imaginé par l’émirat local, qui souhaitait en 2006 concevoir et construire cette ville en un temps record de 10 ans, pour y accueillir plusieurs dizaines de milliers de personnes. En 2019, la réalité est toute autre : seuls quelques îlots ont été effectivement construits, et le plan de Norman Foster, architecte-urbaniste du projet, est bien loin d’avoir vu le jour… la faute à la crise de 2008 et à la chute du cours du baril de pétrole.

Aujourd’hui, Masdar City est encore d’actualité pour l’émirat. Le projet est désormais annoncé pour 2030, avec un objectif inchangé d’accueil de 40 000 habitants dans le périmètre du projet. Reste à savoir si cette ville que certains s’amusent à désigner comme une « oasis écolo en plein désert » ne restera pas un mirage des fantasmes de la smart-city.

La smart-city du soft-power américain

Loin des projets chinois et arabiques, les californiens de Mountain View ont eux aussi leurs fantasmes de smart-city. Alphabet en a surpris beaucoup lorsqu’en 2016, la société-mère de Google a annoncé le lancement de Sidewalk Labs, une société de technologies de l’information dédiée au développement urbain. Cette alliance, peu évidente à l’époque, rapidement concrétisée par le développement de services aux collectivités comme Replica ou Coord et, en 2017, l’autorisation d’imaginer la revitalisation d’un lot de 5 hectares dans le secteur de revitalisation du front de mer de Toronto, au Canada – dont nous reparlons très vite un peu plus bas.

Caractérisée par un immobilier connecté, des infrastructures colossales en termes d’ampleur (Sidewalk Labs demande par exemple à l’exploitant de transports en commun local de réorganiser une partie de son réseau) et d’investissements (env. 5 milliards de dollars canadiens), la smart-city « à la Google » ne déroge pas à ses cousines chinoises et émiratis. Simplement, le projet de smart-city est cette fois porté par un acteur privé, qui se positionne donc différemment des protagonistes des villes connectées précédentes.

Mais alors, où sont les smart-projets urbains ?

Malgré les révolutions urbaines annoncées par les projets de smart-city, chez CITY Linked, nous avons l’impression que ça déménage justement peu, dans l’aménagement urbain lié aux villes intelligentes et connectées. S’il est bien sûr complexe de s’intéresser aux pratiques d’aménagement étrangères liées aux projets précédents, le rapport de France Urbaine de cet automne (qui questionne l’émergence d’un modèle de la smart-city « à la française ») nous laisse sur notre faim. Car au-delà des métropoles qui (s’)investissent dans la gouvernance numérique, rares sont les exemples de grands projets urbains mettant en place une démarche de smart-city. Et peut-être faut-il s’en réjouir ?

Le « smart » se confine à la parcelle

Dans son rapport, établi sur la base d’un recensement des politiques publiques et des pratiques d’aménagement intégrant les dimensions de la smart-city, France Urbaine ne mentionne que six exemples de démarches smart-city appliquées à l’aménagement urbain… avec des niveaux de maturité allant de CoRDEES à Paris à la démarche Nantes City Lab : autant dire que le niveau d’implication des initiatives demeure très variable.

Et il faut en convenir, à l’analyse de ces initiatives, la smart-city s’aménage aujourd’hui parcelle par parcelle, de manière plutôt désorganisée. Si certaines opérations se targuent de développer des « smart grids » (systèmes de gestion d’énergie mis en réseaux), l’échelle d’application de ce dispositif reste confinée aux quelques bâtiments livrés au sein d’une opération immobilière unique – alors que son efficience est optimale à l’échelle du quartier – voire de la ville. On recense ainsi une longue série de projets immobiliers s’essayant à intégrer les principes de la smart-city (Smartseille à Euromed, Nudge à Paris Rive Gauche), mais rien n’y fait : le smart reste confiné à l’échelle de la parcelle – ou du macro-lot. On voit bien cette limite de l’application de la smart-city dans le mouvement Real Estech, qui rassemble les start-ups et promoteurs désireux de faire entrer la technologie dans la production immobilière… un bel effet rebond de la smart-city.

Toronto, la vraie question est là

S’il y a un projet urbain qui, à l’heure actuelle, a les moyens techniques et financiers de mettre en œuvre l’approche technicienne de la smart-city, c’est celui que développe Sidewalk Labs à Toronto. Depuis 2017, la société sœur de Google imagine le développement urbain du site Quayside (5 hectares) au Nord du downtown hyperactif. À la fin du printemps 2019, Sidewalk Labs avait rendu public son Master Innovation and Development Plan (MIDP), dans lequel la société proposait non seulement des formes urbaines, mais aussi des modes de gouvernance urbaine qui traitent de la promotion immobilière du quartier (à l’occasion, Google deviendra développeur immobilier) et de la gestion future des espaces réalisés. Face à l’entrain privé, Waterfront Toronto a tout de même freiné la société dans son projet en demandant un projet révisé, remis en octobre dernier et étudié jusqu’en mars 2020.

Quoi qu’il en soit, le plan de Sidewalk Labs se concrétise en intégrant toutes les composantes d’un grand projet urbain, du bâtiment aux espaces publics, en passant par la mobilité. Le futur de la smart-city se joue là : cette initiative sert de véritable galop d’essai pour le passage de la smart-city de l’échelle du bâtiment à celle du quartier. Une étape nécessaire avant de développer de plus grandes surfaces.

Y aura-t-il un smart-aménagement ?

La smart-city pose ainsi la question de l’évolution de l’aménagement urbain. Si le projet torontois se solde par un succès, on peut imaginer que les villes feront confiance de manière grandissante à ce genre de développement. On pourrait alors imaginer que les innovations techniques distillées jusque-là à l’échelle du bâtiment fassent système dans un ensemble urbain de plus grande envergure… mais il y a une limite à cette approche : nos ressources. Si les économies d’énergie permises par les applications de la smart-city font rêver, elles sont encore loin devant nous. Il faut garder en tête qu’une smart-city « complète » (dotée de bâtiments, véhicules, espaces publics et autres réseaux intelligents) pourrait générer 200 Go de données par jour… et par citoyen ! Quand on sait que le stockage des données contribue largement au réchauffement de notre planète, on est en droit de se demander si tout est bon à prendre dans cette ville numérique.

Pour un aménagement urbain autrement intelligent

Ce tour d’horizon des projets urbains s’attelant à concrétiser les imaginaires de la smart-city montre bien une chose : l’aménagement de la smart-city ne fait pas école. Les traductions opérationnelles du « smart » divergent, les ampleurs divergent et les échelles d’application s’imbriquent, et finalement rien ne fonctionne vraiment – pas même encore les projets de Google.

Chez CITY Linked, ce tour d’horizon des avancées de la smart-city nous interroge. Face à l’euphorie des sympathisants d’une ville tout-connecté, nous prenons du recul pour tenter de comprendre comment faire que le rêve de smart-city ne tourne pas au cauchemar pour l’aménageur urbain et les urbains de ce monde. Alors si vous souhaitez vous aussi contribuer à l’émergence d’une smart-city autrement intelligente, notre porte vous est ouverte pour se rencontrer, se connaître et demain, travailler ensemble !

***

Pour aller plus loin :

Si le modèle de durabilité de la ville connectée vous questionne, la dernière intervention à date de P. Bihouix (ingénieur qui nous parle de la tournure cornucopienne et insoutenable de la smart-city) sur France Culture devrait vous intéresser : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/ecologie-pourquoi-la-technologie-ne-nous-sauvera-pas.

Sur la politique de ville intelligente en Chine, lire Henriot, C. (2018). La politique de la ville intelligente en Chine : ancrage local d’un modèle urbain globalisé. Flux, 114(4), 71-85.

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